L’Amerique

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FRAGEMENT I

_Il faut mettre ceci dans la bouche du poète (qui n'est pas moi)_:

  Le poète divin, tout esprit, tout pensée,
  Ne sent point dans un corps son âme embarrassée;
  Il va percer le ciel aux murailles d'azur;
  De la terre, des mers, le labyrinthe obscur.
  Ses vars ont revêtu, prompts et légers Protées, 
  Les formes tour à tour à ses yeux présentées.
  Les torrents, dans ses vers, du droit sommet des monts
  Tonnent précipités en des gouffres profonds.
  Là, des flancs sulfureux d'une ardente montagne,
  Ses vers cherchent les cieux et brûlent les campagnes; 
  Et là, dans la mêlée aux reflux meurtriers,
  Leur clameur sanguinaire échauffe les guerriers,
  Puis, d'une aile glacée assemblant les nuages,
  Ils volent, troublent l'onde et soufflent les naufrages,
  Et répètent au loin et les longs sifflements, 
  Et la tempête sombre aux noirs mugissements,
  Et le feu des éclairs et les cris du tonnerre.
  Puis, d'un oeil doux et pur souriant à la terre,
  Ils la couvrent de fleurs; ils rassérènent l'air.
  Le calme suit leurs pas et s'étend sur la mer. 


FRAGMENT II

_Le poète Alonzo d'Ercilla, à la fin d'un repas nocturne en plein air,
prié de chanter, chantera un morceau, astronomique._

  'Salut, ô belle nuit, étincelante et sombre,
  Consacrée au repos. O silence de l'ombre,
  Qui n'entends que la voix de mes vers, et les cris
  De la rive aréneuse où se brise Téthys.
  Muse, muse nocturne, apporte-moi ma lyre. 
  Lance-toi dans l'espace; et, pour franchir les airs,
  Prends les ailes des vents, les ailes des éclairs,
  Les bonds de la comète aux longs cheveux de flamme.
  Mes vers impatients, élancés de mon âme, 
  Veulent parler aux dieux, et volent où reluit
  L'enthousiasme errant, fils de la belle nuit.
  Accours, grande nature, ô mère du génie;
  Accours, reine du monde, éternelle Uranie.
  Soit que tes pas divins sur l'astre du Lion 
  Ou sur les triples feux du superbe Orion
  Marchent, ou soit qu'au loin, fugitive, emportée,
  Tu suives les détours de la voie argentée,
  Soleils amoncelés dans le céleste azur,
  Où le peuple a cru voir les traces d'un lait pur, 
  Descends; non, porte-moi sur ta route brûlante,
  Que je m'élève au ciel comme une flamme ardente.
  Déjà ce corps pesant se détache de moi.
  Adieu, tombeau de chair, je ne suis plus à toi.
  Terre, fuis sous mes pas. L'éther où le ciel nage 
  M'aspire. Je parcours l'océan sans rivage.
  Plus de nuit. Je n'ai plus d'un globe opaque et dur
  Entre le jour et moi l'impénétrable mur.
  Plus de nuit, et mon oeil et se perd et se mêle
  Dans les torrents profonds de lumière éternelle. 
  Me voici sur les feux que le langage humain
  Nomme Cassiopée et l'Ourse et le Dauphin.
  Maintenant la Couronne autour de moi s'embrase.
  Ici l'Aigle et le Cygne et la Lyre et Pégase.
  Et voici que plus loin le Serpent tortueux 
  Noue autour de mes pas ses anneaux lumineux.
  Féconde immensité, les esprits magnanimes
  Aiment à se plonger dans tes vivants abîmes,
  Abîmes de clartés, où, libre de ses fers,
  L'homme siège au conseil qui créa l'univers; 
  Où l'âme, remontant à sa grande origine,
  Sent qu'elle est une part de l'essence divine...'

© André Marie de Chénier